Au dire des spécialistes, le thème de la famille semble avoir traversé les différentes sélections du 63ème Festival de
Cannes. Les Routes de la critique ont donc choisi de revenir sur un film (Shara) et sur une
réalisatrice (Naomi Kawase), souvent méconnue en dépit d’un travail marqué par l’exigence et la qualité. Le film était en compétition officielle à Cannes en 2003, l’année du « sacre »
d’Elephant.
Revoir Shara
est donc l'occasion de faire le point sur le traitement de la famille dans le cinéma japonais en proposant quelques films à voir ou à revoir selon les
envies…
Naomi Kawase, la réalisatrice de Shara.
Shara de Naomi Kawase
(2003)
« La sociologie de la famille est un sujet intéressant parce qu’elle charrie de l’imaginaire : on étudie certes des
pratiques, mais également de l’imaginaire, d’où l’intérêt de l’étudier par le biais de la fiction », note François de Singly (1). Et de fait,
propice aux allégories politiques tendance viscontienne (Les Damnés par exemple), à la construction (ou à la déconstruction) de mythes éternels
hérités de la tragédie grecque (voir Coppola et le cycle du Parrain), aux interrogations multiples sur ce qui fait un individu (comment être soi-même avec les autres ?) et sur la
confrontation de chacun face au deuil, à l’héritage, la transmission, la famille n’en finit pas d’intéresser les cinéastes, plus particulièrement en période d’incertitudes
« civilisationnelles » où les repères traditionnels semblent sinon disparaître du moins se brouiller.
Au Japon, la famille
est un thème récurrent de la production cinématographique depuis au moins Yasujiro Ozu. Et la nouvelle génération a relevé le défi, le plus souvent avec succès, de s’emparer d’un thème riche en
questionnements dans un pays qui, depuis les années 90, s’interroge sur son modèle et voit sa société se transformer profondément (2). Naomi Kawase, en même temps que Hirokazu Kore-Eda et Kiyoshi
Kurosawa, fait de la famille et de la confrontation au deuil un des thèmes de Shara, son troisième long métrage de fiction (3). Mais c’est
surtout un film sur la capacité de chacun d’entre nous à surmonter l’épreuve du deuil. Doit-on y voir forcément une allégorie politique liée à la résurgence, toujours prégnante au Japon, de la
mémoire de la Seconde Guerre mondiale ou bien une parabole sur l’état de la société japonaise ? Rien n’est moins sûr tant la réalisatrice est surtout soucieuse de s’attacher, dans ses
nombreuses productions tant documentaires que fictionnelles, aux thèmes bouddhistes du cycle, de la régénération et de la renaissance. C’est le cas de Shara qui raconte le parcours croisé de deux adolescents vivant à Nara (4), Shun Aso qui apprend à faire le deuil de son frère jumeau disparu cinq ans
auparavant et de Yu, jeune fille proche de lui et qui, de son côté, apprend le secret de sa naissance.
Shara est
d’abord caractéristique de ce qui fait le style de Naomi Kawase, cinéaste privilégiant des supports tels que le super 8 ou le 16 mn (les films sont alors ultérieurement transférés sur une
pellicule 35 mn). « Le cinéma de Kawase se situe à la croisée du documentaire, de la fiction et du cinéma expérimental » (5). Et la
réalisatrice de considérer la caméra comme « le filtre de ses sens, une extension de ses organes de perception ». Il suffit, pour s’en
convaincre, de découvrir la séquence d’ouverture (celle de la disparition du frère) ou du défilé de rue lors de la fête de « Basara » (6).
Deux moments de cinéma assez époustouflants où l’on perçoit la proposition de cinéma de Naomi Kawase : concevoir chaque séquence comme un bloc où unité de temps et d’espace est de rigueur.
Le plan-séquence aussi : peu de coupes au montage (la première séquence close par un long fondu au noir dure une dizaine de minutes et n’est coupée que trois
fois).
Mais qu’on ne s’y
trompe pas : le cinéma de Naomi Kawase n’est pas forcément un cinéma-vérité qui s’emploierait à la seule captation des gestes et des activités du quotidien. Il sait aussi laisser
la place à la part de sublime et de religieux que peuvent éventuellement comporter nos vies (voir le traitement de la disparition de l’enfant qui renvoie, selon certains, au
« kamikakushi » c’est-à-dire à la disparition, souvent d'enfant, qui revêt un caractère divin). De nombreuses séquences sont
alors bercées par une sorte de poésie sensorielle empreinte de sérénité. A cet égard, on ne peut rester insensible à la place prise par la végétation, souvent présente dans ses autres films,
de Suzaku (1997) à La forêt de Mogari (2007). Le « Shara-Sojyu » du titre original renvoie d'ailleurs à la tradition bouddhiste et plus précisément à l’épisode de la mort de Gautama Bouddha
(7).
A la fin du film, les
deux (c’est-à-dire la place prise par la végétation et la présence du divin) se rejoignent dans un plan aérien de Nara entourée de forêts : il est à lui seul un résumé de Shara. Portées par une narration souvent elliptique, les images opèrent dans un même mouvement la coexistence apaisée des mondes, la terre et le ciel, l’humain
et le divin ; mais aussi la (ré)conciliation des contraires (ou supposés tels) : la vie toute puissante et la mort vue au sens propre comme au figuré (la fin de l’enfance
notamment). Envisagé ainsi, Shara est finalement un inestimable précis de sagesse humaine…
Eric POPU
NOTES :
1. François de Singly est un sociologue français spécialiste de la famille,
professeur de sociologie à Paris V et Directeur du Centre de recherche sur les liens sociaux. A lire, entre autres publications, son étude comparée d'Un conte de Noël d'Arnaud
Desplechin, L'Heure d'été d'Olivier Assayas, Les Berkman se séparent de Noah Baumbach et Little Miss Sunshine de Jonathan Daton et Valerie Faris sur le site
www.zerodeconduite.net.
2. Voir l’article d’Odaira Namihei,
« Malaise et révoltes de la génération perdue », publié en juillet 2009 dans le numéro 105 de Manière de voir consacré au Japon.
3. Qui est Naomi Kawase ? Née en 1969, N.
Kawase réalise documentaires et films de fiction après des études de photographie à l’Ecole des Arts Visuels d’Osaka. Elle obtient la Caméra d’Or en 1997 pour Suzaku et remporte le Grand prix du Jury pour La forêt de Mogari dix ans plus tard. Résolument indépendant, son
cinéma ne connaît qu’une diffusion limitée au Japon. A noter que son dernier film, Nanayo a été présenté à la Berlinale de 2009. On y retrouve
Grégoire Colin, un des acteurs fétiches de Claire Denis. Shara comporte une dimension autobiographique indéniable. En effet, la réalisatrice joue le
rôle de la mère des deux garçons et enceinte d’un nouvel enfant. Dans ses documentaires comme dans ses films de fiction, la réflexion autour de la maternité ou de la filiation est
essentielle, Naomi Kawase ayant été abandonnée par ses parents et élevée par ses
grands-parents.
4. Ancienne capitale du Japon (entre 710 et 784), Nara est une ville située dans la
région du Kansai, proche de Kyoto. C’est la ville natale de la réalisatrice.
5. Voir article consacré à la réalisatrice
dans Le dictionnaire du cinéma asiatique, sous la direction d’Adrien Combeaud, Nouveau Monde Editions, 2008.
6. « Basara » est une grande fête populaire associée à un festival de danse.
7. Voir article de Jean-Sébastien Leclercq
publié sur le site du ciné-club de Caen.
LE « PLUS » DES ROUTES DE LA
CRITIQUE.
Chaudement conseillés par les Routes de
la critique, quelques films des années 2000 sur la famille et/ou la confrontation au deuil :
* Cinéma
japonais.
The Taste of
tea de Katsuhito Ishii (2004).
Nobody Knows
(2004) et Still Walking (2009) d’Hirokazu Kore-Eda.
Tokyo Sonata de Kiyoshi
Kurosawa (2009).
* Cinéma
occidental.
L’heure
d’été d’Olivier Assayas (2008).
Les Berkman
se séparent de Noah Baumbach (2005).
Tous les films de Wes Anderson, notamment
La famille Tenenbaum (2003) et A bord du Darjeeling Ltd (2009).
Rois et
reine (2005) et Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin (2008).
Le père
de mes enfants de Mia Hansen-Løve (2009). Lire la critique de ce film : Les secrets de la Licorne 3: Le Père de mes enfants de Mia Hansen-Love
.
Tetro de Francis Ford Coppola (2009). Lire la ciritique de ce film : Père(s) et fils : Tetro de F.F.
Coppola.
* A venir :
L’Arbre de Julie Bertucelli (2010) : avec Charlotte Gainsbourg, ce film a fait la
clôture du dernier festival de Cannes.
Shun et Yu dans une des séquences inoubliables de
Shara.