Et l’on reparle de Chabrol sur ce blog… Et plus précisément de La Cérémonie, film de 1995 avec Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire, deux actrices
époustouflantes récompensées à Venise pour leur performance dans ce qu'on peut considérer comme un des meilleurs films du réalisateur. Profitant de la projection et de l’étude du film
dans le cadre de « Lycéens au cinéma », les Routes de la critique proposent quelques pistes d’analyse qui sont le fruit de passionnantes discussions et/ou séances de travail avec
quelques professeur(e)s (Mesdames Fauvel, Soret et Sourget en l’occurrence) impliqué(e)s dans le dispositif et chevilles ouvrières de la « coopérative » cinéma au Lycée Mariette.
Jeanne (Isabelle Huppert) et Sophie (Sandrine Bonnaire), les
deux "bonnes" de Claude Chabrol.
Jeux de pouvoir dans La Cérémonie.
Le film de Claude Chabrol démonte de manière assez magistrale la mécanique du pouvoir existant entre les groupes sociaux mais aussi entre les personnages selon un axe classique dominant/dominé (1). L’enjeu de cette mécanique est la maison des Lelièvre et l’appropriation de l’espace par le tandem Jeanne/Sophie.
Les rapports de pouvoir se déclinent à plusieurs niveaux :
1. Entre les groupes sociaux : le film met en scène la confrontation entre deux mondes que tout oppose. Cette confrontation se cristallise autour de plusieurs éléments :
- la richesse : l’aisance matérielle des uns s’oppose à la situation plus modeste des deux jeunes femmes (à noter cependant qu’elles ne sont pas socialement déclassées et ont, toutes les deux, un travail).
Exemple : la maison des Lelièvre, vaste et richement décorée s’oppose à l’appartement de Jeanne qui n’a qu’une seule pièce.
- les références culturelles sont un autre marqueur.
Exemple : la galerie d’art que tient Catherine Lelièvre, la bibliothèque et les livres, la passion pour l’opéra et l’œuvre de Mozart de Monsieur Lelièvre s’opposent à la culture plus populaire et plus télévisuelle de Sophie (voir les scènes où elle regarde les « soaps » ou La Chance aux chansons). La culture est au cœur du film puisque Sophie est analphabète (et non illettrée). Elle ne dispose pas de codes nécessaires pour fonctionner en société ; elle est même enfermée dans une vie aliénante puisqu’elle ne dispose pas d’un des moyens permettant de se libérer de son milieu à savoir la maîtrise de l'écrit.
- le langage employé par les différents groupes sociaux n’est pas le même non plus. Plus familier pour Jeanne et Sophie (cf. la chanson de Jeanne « il fourre, il fourre, le curé… ». Plus soutenu chez les parents Lelièvre : voir la 1ère scène de repas (avant l’arrivée de Sophie) où le père emploie une locution latine. Il est aussi révélateur de la manière dont on considère, parfois avec une certaine dose de bonne concience dans le cas de Mélinda, une personne qui n’est pas issue du même milieu social (voir la scène où les Lelièvre discutent du nom à donner à Sophie : bonne, boniche, bonne à tout faire, employée de maison, gouvernante).
- la situation familiale : les Lelièvre semblent former une famille unie (bien que recomposée) alors que les filles sont sans attache familiale. Bien plus, la famille bourgeoise fait corps à la fin du film face au chantage de Sophie lorsque le secret de la grossesse de Mélinda est révélé. Que peut faire une bonne face au pouvoir de cette union ? Rien puisqu’elle renvoyée séance tenante par le chef de famille.
2. Entre les personnages d'un même groupe
social. On peut envisager la relation Sophie/Jeanne sous un autre angle que celui de l’amitié ou celui, plus social, de la connivence de classe (ce qui supposerait d’ailleurs qu’elles aient une
conscience politique plus ou moins affirmée). On s’aperçoit, en effet, très vite que Jeanne, plus extravertie, plus frondeuse aussi, exerce un certain ascendant sur Sophie, plus introvertie et
silencieuse, à tel point que celle-ci copie sa coiffure (tresses). C’est aussi elle qui incite Sophie à ne pas se laisser faire (voir la scène où Jeanne finit par lâcher « on va pas se
laisser bouffer la laine sur le dos ») et qui la pousse finalement à désobéir à ses patrons.
3. Entre le réalisateur (envisagé ici comme narrateur omniscient) et ses personnages. Certains plans sont filmés en plongée, plus ou moins accentuée, afin de suggérer qu'une force supérieure manipule les personnages, que la fatalité se joue de ces marionnettes humaines (2). Ce qui renforce d'ailleurs le sentiment du tragique qui parcourt l’ensemble du film.
La mise en scène, très formalisée, est tout entière au service des relations de pouvoir liant les personnages entre eux. La lecture peut se faire à deux niveaux : celui de la circulation des personnages dans les différentes pièces de la maison des Lelièvre et celui de la position des personnages les uns par rapports aux autres.
1. La place et la circulation des personnages dans l’espace (3).
1er constat : la disposition des
pièces de la maison des Lelièvre renvoie à la représentation « classique » de la maison ou de l’immeuble bourgeois au XIXè siècle (la chambre de bonne sous les combles). Voir Pot-Bouille d’Emile Zola où les différents étages révèlent la place des individus dans la société du Second Empire (pour faire simple, les bourgeois en bas,
les pauvres en haut). A noter qu’il existe une entrée et un escalier de service empruntés souvent par Sophie, l’entrée et l’escalier principal étant réservé aux Lelièvre. La place de l'escalier,
réminiscence hitchcockienne, est essentielle dans le dispositif de mise en scène, comme il le sera dans d'autres films de Chabrol (Merci pour le chocolat ou encore La Feur du
Mal par exemple).
2ème constat : les pièces de la maison détermine le statut de ses occupants. Dès le début du film, Madame Lelièvre
assigne une place précise à Sophie : lors de la première visite de la maison, la maîtresse de maison qui attend sa nouvelle bonne dans la cuisine l’accueille par un « voilà votre
domaine », très anodin mais aussi très révélateur (4). On notera d'ailleurs que le carrelage noir et blanc de l'entrée mais surtout de la cuisine suggère un vaste échiquier où, avec
l'arrivée de Sophie, commence une partie aux conséquences dramatiques. Il est tout aussi intéressant de constater qu’à de nombreuses reprises Sophie restera figée au seuil de la
bibliothèque : elle n’y entrera vraiment qu’au moment du massacre, les filles ayant pris alors possession de la maison des Lelièvre. De la même façon, les Lelièvre ne vont que rarement au
2ème étage, chez Sophie, sauf quand le patron décide de renvoyer la bonne. Cela dit, la deuxième scène du film, prémonitoire en quelque sorte, « montre que l'ordre social imposé
(…) est fragile. Madame Lelièvre attend Sophie à la gare de Saint Malo, mais sur le quai, personne en vue. Se préparant à quitter le quai, elle aperçoit Sophie, déjà arrivée, sur un autre quai
pas du tout là où elle devait apparaître. Cette scène en apparence banale suscite un profond sentiment d'inquiétude qui repose entièrement sur la valeur donnée à la construction spatiale
: en changeant de place Sophie organise la rencontre, rompt avec la situation de soumission à laquelle madame Lelièvre l'avait tacitement assujettie et
inverse le rapport de forces » (5). On peut enfin noter que le seul personnage qui circule dans toutes les pièces de la maison est Jeanne, en l’absence mais aussi en présence des
propriétaires.
2. Position des personnages les uns par rapports aux autres.
Utilisant l’espace de manière métaphorique, Claude Chabrol accorde aussi un soin tout particulier à la position des personnages les uns par rapport aux autres. Ainsi, dans de nombreuses scènes (la panne, la visite de Monsieur Lelièvre à la poste par exemple), les dominants sont le plus souvent debout et les dominés assis. A partir de la scène du chantage mettant en présence, dans la cuisine, Mélinda et Sophie, les positions s’inversent : quand elle prend le pouvoir sur Mélinda, Sophie est debout, son interlocutrice, pendant un court instant, assise. Ce renversement se confirme à la fin du film lorsque les filles observent, du 1er étage, la famille Lelièvre réunie devant l’écran pour regarder Don Giovanni. Un plan en plongée subjective confirme la prise de pouvoir par « les bonnes ».
Les Routes de la critique
Notes :
1. Première influence du film de Chabrol
: La Règle du jeu de Jean Renoir (1939).
2. C'est peut-être aussi une façon de suggérer le pouvoir définitif que le réalisateur exerce sur ses acteurs. Certains des films de Claude Chabrol peuvent être d'ailleurs vus comme des
métaphores de la relation metteur en scène/acteurs-actrices. C’est le cas dans deux autres films avec Isabelle Huppert : Rien ne va plus (1997)
et L’ivresse du pouvoir (2006).
3. Ce travail scénographique, très formalisé, sera ensuite repris dans Merci pour le chocolat (2000).
4. Cette séquence n’est pas sans rappeler l’arrivée de Célestine (Jeanne Moreau) chez les Monteil dans Le journal d’une femme de chambre de Luis Buñuel (1963), grand frère de Chabrol dans sa peinture (souvent à la soude caustique) de la bourgeoisie provinciale.
5. Voir la critique du film sur le site suivant : http://cineclubdecaen.com.
Lire aussi :
la critique de Bellamy, dernier long métrage en date de Claude Chabrol : Un Chabrol, sinon rien …