« L’histoire imaginée par Henri-Pierre Roché raconte
simplement les tribulations de deux amis qui aiment la même femme durant plus de vingt ans. La façon dont ils accommodent la situation, c’est tout le sujet. Je crois que le film est (…) très
tendre et d’une grande tristesse ». Ainsi, s’exprimait François Truffaut au début de l’année 1962 lors d’un entretien avec Michel Mardore, publié dans Les Lettres françaises au moment de la sortie française de Jules & Jim. (1)
Jules & Jim
est le troisième long métrage de François Truffaut. « Le film naît d’une suite
de coups de foudre » amicaux et/ou sentimentaux, « entre un lecteur et un roman, un cinéaste et un romancier, un réalisateur et une
actrice » (2). Il reçoit un bon accueil de la plupart des critiques en dépit de quelques voix discordantes. (3) Dans l’entourage de Roché (décédé pendant le tournage des 400 coups) et des « vrais » protagonistes de l’histoire, l’accueil est aussi enthousiaste notamment de la part d’Helen Hessel qui a inspiré la Kathe
du roman, et donc la Catherine du film. Cependant, à cause de l’interdiction aux jeunes de moins de dix-huit ans, le nombre d’entrée en France reste limité. Truffaut aura alors à cœur de défendre
le film à l’étranger où il obtient d’ailleurs quelques prix.
Le film, resté présent dans les mémoires par Le
tourbillon de la vie, chanson écrite par Serge Rezvani et chantée par Jeanne Moreau, est marqué par un ton particulier, une alliance des contraires, par ailleurs assez caractéristique de
l’ensemble du cinéma de François Truffaut. En effet, le film juxtapose une dimension tragique (souffle de la passion fatale, désespoir d’une fin inévitable) et une forme de légèreté, une euphorie
de vivre l’instant présent, un hymne à la vie surtout présent dans la première partie du film et pouvant générer un sentiment de nostalgie. Les indices du tragique sont très présents dans le
film. Ainsi, dès le prologue, la voix de Jeanne Moreau/Catherine dit : « Tu m’as dit je t’aime ; je t’ai dit Attends ; j’allais
dire prends-moi ; tu m’as dit va t’en ». L’issue dramatique de l’histoire d’amour se révèle dès le début du film. On se souvient aussi de la scène du saut dans la Seine (après la
pièce de théâtre), sorte de prémonition du suicide final. Enfin, lors de la première escapade en vacances, Jules expose à Jim son projet de mariage avec Catherine. Jim réponds « je crains qu’elle ne soit jamais heureuse sur cette terre ». Le portrait de le jeune femme ainsi esquissé est plus contrasté qu’il n’y paraît :
Catherine est une femme libérée, solaire, émancipée mais a aussi une part d’ombre. On notera que dans la réalité, c’est-à-dire dans l’histoire de Roché et de Franz et Helen Hessel, la fin ne fut
pas dramatique du tout ; dans le roman, oui.
La mise en scène dans Jules & Jim
illustre précisément cette alliance des contraires. Dans la première partie, c’est-à-dire avant la Grande Guerre (4), le montage est très rapide, les ellipses nombreuses, les plans sont courts
comme des instantanées photographiques : Truffaut recourt d’ailleurs à des arrêts sur images dans une séquence inoubliable. La succession rapide des plans est un choix délibéré de Truffaut
afin de coller au style sec de Roché et illustre finalement assez bien l’esprit « Nouvelle Vague ». En revanche, dans la deuxième partie, le filmage n’est pas tout à fait le même :
les plans sont plus longs ; Truffaut privilégie les travellings, les panoramiques, les ouvertures de champ qui, dans un même élan, traduisent l’ivresse du mouvement, la griserie de la vie
mais aussi la nostalgie qui naît de la fugacité de ces moments de bonheur… Cette partie du film paraît en rupture avec les canons stylistiques de la Nouvelle Vague puisque Truffaut utilise pour
la première fois les « trucs » des vieux films muets (contemporains des événements racontés) comme les incrustations, l’ouverture à l’iris…
Avec Jules & Jim, François Truffaut
aborde un certain nombre de thèmes qu’il retravaillera dans ses long-métrages suivants. Le film est d’abord une réflexion sur le couple (voir la série des Doinel à partir de Baisers volés). Mis en perspective, ce thème n’est pas spécialement « truffaldien » : en effet, il est au cœur des préoccupations de certains
cinéastes de la modernité en Europe : on peut penser à Rossellini dans Voyage en Italie (1953), Ingmar Bergman dans toute son œuvre ou encore
Michelangelo Antonioni dans Le cri ou encore La nuit dont l’actrice principale est justement Jeanne
Moreau. L’originalité de Truffaut, si originalité il y a, est ailleurs. En effet, comme le rappelle Laure Defiolles dans Le dictionnaire Truffaut, le
réalisateur fait alors le constat que « le couple n’est pas un mode de vie satisfaisant et que tout autre combinaison est
impossible ».
Par ailleurs, et peut-être même surtout, la grande affaire de Jules & Jim est la peinture de la passion amoureuse, le grand sujet de Truffaut. Il marque son cinéma jusqu’à La
femme d’à côté (1981) en passant par quelques autres œuvres incandescentes que sont La peau douce, La
sirène du Mississippi ou encore L’histoire d’Adèle H. Pour Truffaut, l’amour, le désir sont une fatalité. L’engagement des héros comme des
héroïnes de Truffaut dans l’amour est de l’ordre de l’adoration religieuse ; on lui voue un culte et d’ailleurs dans Jules & Jim, la femme
est envisagée comme une déesse ou une icône (voir la séquence de la statue). Par ailleurs, l’amour engage toute l’âme et tout le corps : il se traduit par des manifestations physiques
(évanouissement, vomissement, folie, etc…). Enfin, l’amour est souvent associé à la mort au-delà de la simple opposition Eros/Thanatos. Chez Truffaut, on a l’impression que dans ses films les
plus inquiets et inquiétants, l’amour ne peut s’accomplir que dans la mort. Ainsi, dans Jules & Jim, lors de la scène des retrouvailles entre
Catherine et Jim, le narrateur ne précise-t-il pas qu'« ils se prirent sans savoir pourquoi. C’était un enterrement ou comme s’ils étaient déjà
morts ». C’est comme si l’amour ne s’accomplissait pleinement que dans la mort, libératrice et apaisante.
On a vu que l’amour à deux n’est guère satisfaisant. On garde en mémoire la conclusion
terrible de Madame Jouve, la narratrice de La femme d’à côté : « Ni avec toi ni sans
toi », expression employée pour résumer l’histoire d’amour tragique qu’ont vécue Mathilde et Bernard. D’où l’idée du trio qui parcourt l’ensemble de l’œuvre : dans Jules & Jim où Catherine s’entend dire qu’elle a voulu inventer une nouvelle forme d’amour, trio que l’on
retrouve dans Les deux anglaises et le continent, Le dernier métro, ou encore La peau douce… Or, la solution du trio n’est guère plus satisfaisante non plus. Le trio amoureux chez Truffaut est une version plus sombre d’un classique de la
comédie américaine, de nombreuses fois recyclé : on pense à Cukor dans The Philadelphia Story (Indiscrétions) mais surtout à Lubitsch, vénéré par Truffaut, dans Design for living (Sérénade à trois). La scénographie du trio dans Jules & Jim est très intéressante à analyser : elle
révèle la place centrale de l’élément féminin, voulue par Truffaut alors que le roman de Roché est davantage attentif à l’histoire d’amitié entre Jules et Jim. La femme mène la danse et domine
largement les deux hommes. Lors des scènes de marches ou de vélos, dans la scène de la course sur le pont, Jeanne Moreau/Catherine est toujours en pôle position. Dans le cas d’une disposition
triangulaire, elle en est le sommet. Dans d’autres scènes, elle est toujours entre les deux hommes (au théâtre par exemple).
Avec Jules & Jim, Truffaut élabore sa
théorie du « roman filmé ». Le film, en effet, n’est pas une adaptation littéraire au sens classique du terme. Ce que reprochait Truffaut aux réalisateurs de « la qualité
française » c’était justement, en prenant le parti pris d’une transposition que l’on croyait la plus fidèle possible, d’étouffer le texte par une mise en scène un peu trop théâtrale et donc,
selon Truffaut, de dénaturer ce texte par la suppression de certains passages impossibles à transformer en dialogues. Truffaut, au moment de préparer le film et d’écrire le scénario avec l’aide
de Jean Gruault, choisit pour les passages qu’il apprécie le plus, ces passages « impossibles à transformer en dialogues ou trop beaux pour se
laisser amputer » de recourir à la voix-off. Dans Jules & Jim, Michel Subor, le « petit soldat » de Godard, est cette
voix-off, si caractéristique de l’œuvre du réalisateur. La narration se fait au passé simple, d’un ton neutre et détaché, absolument nécessaire selon Truffaut, pour que le spectateur adopte le
recul nécessaire pour appréhender l’histoire du trio et éviter la tentation du jugement moral. Truffaut trouve ici un ton nouveau car, selon ses propres mots, « Jules & Jim est plutôt un livre cinématographique qu’un film littéraire » (4).
NOTES :
(1) Michel Mardore est un romancier, critique de cinéma, photographe et réalisateur français (1935-2009). Les Lettres françaises sont une
publication littéraire créée en France, en 1941, pendant l'Occupation par Jacques Decour et Jean Paulhan. Après la Libération et jusqu'en 1972, Les Lettres françaises, dirigées par Louis Aragon, bénéficient du soutien financier du PCF.
(2) Laure Defiolles dans Le dictionnaire
Truffaut, page 221.
(3) Pierre Marcabru dans un article paru dans Combat reproche au film son « romantisme gris et sentimental, un romantisme qui ne correspond en rien à l’esprit
et au cœur d’Henri-Pierre Roché ». Et d’évoquer aussi les pièges de l’adaptation littéraire : « c’est un genre faux, et c’est pourquoi
Jules & Jimne vaut pas Tirez sur le pianiste où Truffaut prenait d’autres libertés ».
S’agissant de l’adaptation, on peut rappeler que Truffaut et Gruault ont beaucoup élagué, « inventé » des scènes et intégré quelques passages de l’autre roman de Roché, Deux Anglaises et le Continent (par exemple le personnage de Thérèse interprété dans Jules & Jim par Marie
Dubois).
(4) Les images de la Grande Guerre devaient être aussi le prétexte de citer un cinéaste,
réalisateur de films noirs à ses débuts et grand amateur d’adaptations littéraires, à savoir Stanley Kubrick. En effet, Truffaut pensait utiliser des plans de Paths of glory (1957). Truffaut avait d’ailleurs écrit en ce sens à Kubrick. Les emprunts seront impossibles pour deux raisons : la présence de Kirk
Douglas dans la plupart des plans choisis par Truffaut et puis le distributeur opposé à voir des plans des Sentiers de la gloire dans un autre film
avant que Les sentiers de la gloire ne sortent en France car le film de Kubrick était, à cette époque, interdit en France. Truffaut se rabat alors
sur des images d’archives.
BIBLIOGRAPHIE :
1) Ouvrages :
·
Antoine de Baecque et Serge Toubiana, François Truffaut,
Paris, Gallimard, 1996.
·
Sous la direction d’Antoine de Baecque et d’Arnaud Guigue, Le
dictionnaire Truffaut, Editions de la Martinière, Paris, 2004.
·
Jean Douchet, La Nouvelle Vague, Paris, Hazan,
1998.
·
Annette Insdorf, François Truffaut : les films de sa
vie, Paris, Gallimard, Collection « Découvertes », 1996.
·
Cyril Neyrat, François Truffaut, Paris, Cahiers du Cinéma,
Collection « Grands cinéastes », 2007.
·
François Truffaut, Jules et Jim, découpage intégral du film
et dialogues, Paris, Editions du Seuil, 1971.
2) Périodiques :
·
Les Inrockuptibles, Truffaut le retour, n°249, juin-juillet
2000. Dossier sous la direction de Frédéric Bonnaud.
·
Télérama, Truffaut : une passion française, article de
Marine Landrot, n°2857, octobre 2004.
3) Site internet :
www.cinematheque.fr/zooms/julesetjim.