Il est l’un de ceux qui ont marqué l’histoire récente du cinéma sinon mondial du moins occidental. « Un grand inventeur de formes, le maître d’un univers aussi singulier que foisonnant, homme-orchestre et touche-à-tout de génie » ayant peu d’égal dans le cinéma occidental, sinon probablement Gus Van Sant (1). Alors, revoir Une histoire vraie de David Lynch, ça fait quoi ? Réponse maintenant…
Richard Farnsworth dans Une histoire vraie, road-movie simple et apaisé au coeur des Etats-Unis. Cascadeur et acteur (de westerns pour l'essentiel), il a été nominé à l'oscar du meilleur
acteur pour son rôle dans le film de David Lynch. Il est mort en 2000.
The Straight Story (Une histoire vraie) de David Lynch (1999)
Découvrir Une histoire vraie après l’expérience Lost Highway a dû avoir un effet identique sur le spectateur de 1999, et plus particulièrement les fans « hardcore » du maître, que sur le spectateur de 1980 découvrant Elephant Man après l’inaugural et insurpassable Eraserhead. Encore qu’ils ne devaient pas être bien nombreux, ceux qui ont eu la chance ou simplement le flair, peut-être même les deux, de voir ces deux premiers films dans l’ordre chronologique ! Bref, ce que je veux dire c’est qu’à priori, vu de loin, de très loin même, il y a très peu de liens entre la veine « barrée », (genre Eraserhead, Twin Peaks, le film qui annonce tous les dérèglements à venir, Lost Highway, Mulholland Drive, INLAND EMPIRE) du réalisateur et ses films, comment dire, plus « sages » comme Elephant Man et donc Une histoire vraie.
Pour Elephant Man, c’est entendu : c’est probablement le film le plus classique –le plus académique ou consensuel, diront certains !- d’un réalisateur, encore confidentiel mais déjà culte pour ceux qui avaient alors la chance de connaître son travail, répondant à ce moment précis à une commande dans le cadre des studios (2). S’agissant d’Une histoire vraie, l’affaire est plus compliquée qu’il n’y paraît : voilà un film « lynchéen » en diable sans en avoir pourtant l’air… Partant d’un pitch ultra-simple, inspiré d’une histoire vraie (Alvin Straight a existé pour de bon et a vraiment entrepris son périple à l’automne 1994), David Lynch livre ici une œuvre qui respire à la fois simplicité et quiétude (3).
C’est vrai que Lynch prend le spectateur à rebrousse-poil quand il propose Une histoire vraie. D’abord, il rompt de manière assez surprenante avec les portraits de « women in trouble » que le réalisateur aime tant à peindre dans ses films les plus détraqués : pas de chanteuse de cabaret tout entière soumise aux délires SM d’un dangereux psychopathe, pas de sex-symbol blonde platine embarquée dans un trip sous acide pour échapper à une mère vengeresse, pas de lycéenne prostituée et cocaïnomane retrouvée morte emballée dans du plastique, pas d’actrice en galère perdue dans une histoire, ou plutôt des histoires, qu’elle ne comprend pas… Non, rien de tout cela dans Une histoire vraie, juste un paisible septuagénaire du Middle West décidant de se réconcilier avec un frère qu’il n’a pas vu depuis une paire d’années. Et pour cela, il enfourche une tondeuse à gazon tractant une remorque de fortune.
Ici, pas de circulation entre plusieurs mondes, entre différents niveaux de réalité communiquant entre eux par d'improbables couloirs spatio-temporels, sans que les personnages en soient forcément conscients, et dont les images seraient la matérialisation ; pas de « passeurs » énigmatiques à l’image de la voisine de Nikki dans INLAND EMPIRE, des petits vieux de Mulholland Drive, de l’homme mystère dans Lost Highway, des Chalfont, de Bob ou de Gerard dans Twin Peaks. Pas de résurgence, non plus, de l’inconscient et de la pulsion portées par des séquences ou des plans qui rattacheraient le cinéma de Lynch à un axe hitchcocko-bunuelo-langien, sans parler de l’influence de Stanley Kubrick. Non, rien de tout cela dans Une histoire vraie, juste un film construit par des images simples confinant souvent au cliché et conférant au cinéma de Lynch une immédiateté et une naïveté parfaitement assumées. En cela, « Une histoire vraie est un film totalement lynchéen ». (4)
Et la musique est au diapason : dans Une histoire vraie, pas de BO flippée, oscillant entre standards des années 50 ou 60, comptines mélancoliques susurrées par une Julee Cruise descendue des sphères, trips sonores schizophrènes emmenés par Bowie et déflagrations soniques vociférées en enfer par Rammstein ou Marilyn Manson. Non, rien de tout cela… et en lieu et place, Angelo Badalamenti, le fidèle compagnon, livre un partition discrète et simple se fondant parfaitement avec la magnificence et la quiétude des paysages ruraux traversés par Alvin au cours de son périple.
Car ce cinéma, et plus particulièrement Une histoire vraie, déroule les images de l’americana et donc des mythes sur lesquels repose l’identité des Etats-Unis. Ainsi, Alvin Straight quand il quitte Laurens, Iowa pour se rendre dans le Wisconsin où habite son frère, il le fait à la vitesse de sa tondeuse à gazon et on imagine aisément que les pionniers partis à la conquête de ce grand pays n’allaient guère plus vite. Le road-movie, genre à part entière dans le cinéma américain, découle de cette Histoire et Lynch s’inscrit dans cette tradition comme c'était déjà le cas pour Sailor et Lula. Sont alors convoquées nombre d’images iconiques telles que la petite bourgade du fin fond des USA avec ses maisons proprettes, leurs pelouses bien vertes comme une réminiscence du Lumberton de Blue Velvet, des routes interminables permettant à Alvin de faire de nombreuses rencontres et de partager les expériences d'un vieil homme ayant acquis une certaine sagesse, le Mississippi (que doit traverser ce héros ordinaire pour rejoindre son frère), l’obligatoire feu de camp qui n’est pas sans rappeler quelques grands westerns d’Howard Hawks, de John Ford ou d’Anthony Mann. Ce ne sont là que quelques exemples qui rappellent que David Lynch est un cinéaste américain, né à Missoula dans le Montana, et que tous ses films sont marqués par l’Histoire mythifiée de son pays, son histoire à lui et les images éternelles du Hollywood de l’âge d’or.
Et de découvrir une autre facette du cinéaste, plus apaisée, plus humaniste, moins pessimiste aussi. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller jeter un œil sur son Interview Project commencé en 2009 (5). D’une certaine manière, c’est peut-être pour lui une façon de poursuivre ce travail et de proposer de multiples et attachantes histoires vraies…
Eric POPU
NOTES :
(1) Les Inrockuptibles, hors série consacré au réalisateur en 2002.
(2) Conçu comme un hommage très appuyé au Freaks de Tod Browning, le film propose une forme très conventionnelle jusqu’au noir et blanc de rigueur et une narration linéaire et intelligible (on est à des années lumières de INLAND EMPIRE). Le film creuse pourtant, après Eraserhead, un des motifs récurrents de l’œuvre de Lynch : mettre en scène des personnages affligés de difformités ou de handicaps plus ou moins prononcés. Le bébé d’Eraserhead, le Baron Harkonnen de Dune, Juana Durango dans Sailor et Lula, Gordon Cole, Nadine, le manchot et le nain de Twin Peaks (le même acteur est aussi présent dans Mulholland Drive) rappellent l’attachement du réalisateur –probablement lié à sa vie personnelle- à ces personnages hors norme si on peut dire.
(3) Concernant la genèse du film, se reporter à la monographie essentielle de Michel Chion, Cahiers du cinéma, Collection « Auteurs », nouvelle édition augmentée, 2001 (pages 252 et 253).
(4) S’agissant de la nature des images chez Lynch, lire le passionnant ouvrage d’Eric Dufour, David Lynch : matière, temps et image, publié en 2008 aux éditions Vrin.
(5) Travail proposé par David Lynch mais réalisé par une équipe de cinéastes dont son fils Austin Lynch, et visible sur le site du réalisateur : http://interviewproject.davidlynch.com