Ce mardi 19 mai, nous sommes trois : Marine, Félix et Monsieur Popu. Trois personnes pour voir trois films, nos trois premiers à Cannes, proposés aux festivaliers
deux jours auparavant. Trois films ... trois critiques en avant-première ici et maintenant ...
Félix a choisi de chroniquer le film qu'il a préféré, présenté la veille dans le cadre de la Semaine de la
critique.
BAD DAY TO GO FISHING ( Mal dia para pescar)– Alvaro Brechner (2009)
Auteur de troIs courts (The Nine Mile Walk (2003), Sofia
(2005) et Segundo Aniversario (2007) et de nombreux documentaires, Alvaro Brechner, uruguayen émigré en Espagne, signe ici son premier long-métrage,
l’histoire d’un petit malfrat, le Prince Orsini, qui traverse l’Amérique Latine, s’arrêtant de village en village pour organiser des combats de catch
truqués avec son protégé, Jacob van Oppen, ancien boxeur allemand « tout droit extirpé des griffes du communisme », librement adaptée d’une nouvelle de l'écrivain Juan Carlos
Onetti.
Scénario aux allures comiques, donc, qui n’est pas tout de
suite sans rappeler une certaine idée de commedia dell’arte, avec l’évident rapport maître véreux et manipulateur / valet benêt mais susceptible de les rendre riches ; mais pas seulement.
Autour du pathétique comique des personnages (Prince Orsini l’avide et ses entourloupes, van Oppen qui parle en monosyllabes et fait tout ce que lui ordonne son ‘manager’) s’élève ainsi,
progressivement, un pathétique purement tragique, une part sombre de chacun des protagonistes, manifestant ses rouages par, pour l’un, faux semblants et mensonges, pour l’autre, crises de nerfs
et accès de folie dévastateurs.
C’est ainsi que se dessine peu à peu une trame invisible,
intimiste et morale, relevant non plus des actions des personnages mais de leurs désirs, de leurs regrets, de ce qu’ils voudraient être, de ce qu’ils ont raté. On découvre alors, et c’est un fait
plutôt paradoxal du genre, que derrière Orsini, manager aux intentions cupides et égoïstes, se cache un homme désabusé qui tente d’en faire revivre un autre, une figure de nouveau père qui veut
faire renaître les espoirs d’un sportif européen que le monde a abandonné, comme le veulent les aléas imprévisibles du milieu, un père, un admirateur peut-être, qui croit en ses rêves et qui est
prêt aux plus grands des mensonges (les combats truqués) pour faire revivre en son protégé l’illusion du triomphe, l’empêcher de sombrer dans la médiocrité d’un Jake La Motta de Raging
Bull : lui qui croule lui-même sous les problèmes financiers. De cette volonté naît le carcan moral dans lequel ses mensonges finissent par le plonger : y a-t-il une justice, à tromper
le monde pour maintenir quelqu’un dans l’optimisme de lendemains meilleurs ? La cible de ses arnaques, des petites gens tantôt alcooliques, tantôt seulement dans la misère totale (l’héroïne
principale qui, comme le Joseph Cotten du Troisième Homme, va se découvrir au héros pour faire tomber les masques les mieux accrochés), remet franchement en cause la bonne foi de ses
(ex)actions.
De l’autre, il y a le catcheur déchu, un peu stupide mais
moins que les autres ne le pensent, fatigué des combats, du rythme de vie dans lequel son coach le maintient ; lui ne s’est jamais vraiment remis de sa chute des rings mais, contrairement à
Orsini, qui veut l’y revoir (il lui chante Lily Marleen pour lui rappeler le pays), n’éprouve pas le désir d’y retourner : son problème est qu’il est incapable de le dire, et épanche alors
son amertume à travers l’alcool, les larmes et les crises de nerfs. Il se sent profondément malade, fatigué, parfois trop vieux pour ce qu’on lui demande. « L’exercice, ce n’est pas la
vie » finit-il par hurler à son mentor : lui veut vivre, s’amuser, oublier tout cette sueur et ces vains efforts pour se consacrer simplement à sa vie, lui qui s’imagine sur le point de
mourir (sur ce point de vue, et c’est encore plus vrai avec le revirement final, il n’est pas sans rappeler The Wrestler, dernier film de Darren Aronofsky) ; en ce sens, la scène de
la fontaine, par son aspect pitoyable et désespéré, est absolument déchirante.
Ces aspects intimes sont renforcés par une mise en scène
remarquable, peut-être classique dans ses prises de vue mais qui s’appuie sur une esthétique excellente, dotée d’un très bon jeu de couleurs et de lumières (notons au passage la réminiscence
régulière du rose-violet dans les moments cruciaux, semblant rappeler l’inéluctabilité du destin – la scène finale de l’histoire étant au début du film), souvent l’un des grands points forts du
cinéma hispanique tel que celui d’Almodovar, pour n’en citer que la figure de proue.
Les acteurs, quant à eux, sont excellents, Gary Piquer (Orsini) en tête : sa présence à la fin de la projection nous a permis de
l’entendre nous expliquer sa préparation qui, justement, ne consistait en aucune, jouant la surface pour s’empêcher de trahir la facette intérieure de son
personnage.
Pour un premier coup, c’est donc à un coup de maître auquel
on a affaire, le réalisateur distillant sans suffisance ni maladresse des personnages meurtris et leurs doubles intérieurs et se forgeant déjà un singulier art de la mise en scène (le film est
nommé à la Caméra d’Or cette année) ; une affaire à suivre.
Félix D.