Puisqu’on a critiqué récemment Scanners de David Cronenberg, restons dans la sphère du film de genre en nous intéressant à Kaïro, film du réalisateur
japonais, Kiyoshi Kurosawa. Il avait été présenté en son temps (2001 plus précisément) à Cannes, dans la section Un certain regard.
Kaïro de Kiyoshi Kurosawa
(2001)
On
le sait, le film de genre est souvent un bon moyen pour les cinéastes d’analyser le fonctionnement d’une société, d’en révéler les failles, d’en souligner les crises morales ou de pointer du
doigt ses traumatismes, sans pour autant recourir au pensum trop démonstratif. En son temps, Romero, grâce aux films de zombies, l’a aussi fait pour la société américaine. De l’autre côté du
Pacifique et à quelques décennies de distance, Kiyoshi Kurosawa, en choisissant le film de fantômes (1), se propose de montrer quelques aspects du malaise que traverse la société japonaise depuis
les années 90 (2).
Dans un Tokyo de fin du monde, une étrange épidémie poussant de jeunes gens au suicide se
propage, sans que rien ne puisse vraiment l’arrêter. Les ordinateurs (3), par lequel des fantômes entrent en contact avec les vivants, semblent jouer un rôle déterminant. Servi par une puissance
formelle et une mise en scène rigoureuse, le film décline tout au long de l’intrigue l’idée de frontière.
La première frontière posée par le film est celle qui existe entre la terre et la mer
(séquences d’ouverture et de fin du film) : cette thématique entre en résonnance directe avec l’histoire du Japon qui, pendant longtemps (de la fin du XXème siècle jusqu’à la fin de la
2nde Guerre mondiale), a souhaité faire exploser le carcan un peu trop contraignant (exiguïté, insuffisance des ressources naturelles entre autres contraintes) de l’archipel par la
conquête et l’occupation (le plus souvent violente et sanguinaire) de territoires étrangers. A noter qu’au au début du siècle dernier, de nombreux japonais ont émigré de l’autre côté du Pacifique
notamment en Amérique du Sud, et plus précisément au Brésil (4). L’histoire a prouvé que cet appel du large était loin de constituer une réponse aux problèmes de la population japonaise. Et le
réalisateur lui-même de laisser planer le doute sur l’avenir de ses personnages. On notera par ailleurs que la mer joue aussi un rôle très important dans Tokyo Sonata, dernier long métrage de Kiyoshi Kurosawa.
Toute aussi tangible est la frontière qui sépare les vivants : en effet, les
personnages de Kaïro sont marqués par une très grande solitude et une incapacité quasi pathologique à vraiment communiquer en dépit (ou à
cause ?) de moyens de communication très sophistiqués. La première scène dans le laboratoire/serre où travaillent quelques uns des héros du film est, à cet égard, très révélatrice : la
position des personnages dans l’espace, l’emploi systématique du surcadrage grâce aux éléments du décor (vitres, portes et fenêtres du labo), l’usage des plans larges par le réalisateur
renforcent cette impression dès le début du film. Souvent, le réalisateur filme des pièces closes à l’intérieur desquelles la caméra ne laisse deviner aucune ouverture sur l’extérieur. L’univers
urbain décrit dans le film est marqué du sceau de la désolation (friches industrielles, usines désaffectées), du vide et de l’abandon. Montrée par Kurosawa comme une espèce de no man’s land pré
ou post-apocalyptique, la métropole renforce « l’expression esthétique de l’angoisse de l’évaporation de l’altérité et du lien social »
(5). Implicitement, ce thème renvoie à une réalité de la société japonaise, le phénomène des « hikikomori », personnes qui se coupent de
toutes relations sociales et restent enfermées chez elles (6). Le film se fait ainsi l’écho de la déréliction dans laquelle est plongée une nouvelle génération de
Japonais.
Du
coup, la frontière entre les vivants et les morts est beaucoup plus ténue et poreuse qu’il n’y paraît : alors que les vivants paraissent morts (corps inertes, bras ballants, pas hésitants,
regards hagards, apathie généralisée, expressivité proche de zéro), les fantômes, quant à eux, paraissent bien vivants émergeant du flou dans lequel le réalisateur les a contenus pour se
matérialiser grâce au rattrapage de point que le réalisateur utilise dans de nombreux plans (7). Et plus le film avance, plus les fantômes s’humanisent notamment dans cette zone intermédiaire
matérialisée par du ruban adhésif rouge (voir la scène où Kawashima rencontre un fantôme). Ils appellent les vivants, touchés par l’épidémie de suicide, et l’un d’entre eux a pour fonction de
démentir la fascination qu’exerce la mort sur certains personnages du film : n’affirme t-il pas que « la mort est un isolement
éternel » ? Là encore, Kurosawa se fait l’écho d’un des maux qui touche la société japonaise : l’augmentation du nombre de suicides dans un pays qui, faut-il le rappeler, ne
l’appréhende pas de la même manière que l’Occident (8). En tout état de cause, au cours des années 90, se sont développés sur le net des « clubs » de suicide proposant au internautes
des moyens de se suicider : une scène du film (celle d’Harue devant son ordinateur) fait clairement référence à cette actualité. De nombreuses affaires de suicides, collectifs pour certains,
préparés sur le net se sont multipliées dans l’archipel, secouant profondément l’opinion publique.
Film exigeant et connecté à l’état de la société japonaise, Kaïro constitue une des vraies réussites d’un réalisateur passionnant à suivre. Et avec Tokyo Sonata, sorti en
2009, Kiyoshi Kurasawa prouve qu’il a encore des choses à dire sur l’état de la société japonaise.
NOTES :
(1) Le film de fantômes (yurei eiga) est une catégorie du film fantastique japonais. Assez récurrent dans la production
cinématographique japonaise, son origine remonte à la fin des années 50. Plus récemment, Hideo Nakata (The Ring, Dark water), Shinya Tsukamoto (Gemini) et Kiyoshi Kurosawa ont contribué à renouveler le
genre.
(2) A cet égard, on pourra se reporter au numéro 105 de Manière de voir consacré au Japon
méconnu, se révélant riche d’informations sur un pays en mutation profonde depuis deux décennies.
(3) Kaïro signifie circuit.
(4) Au début des début des années 90, les « nikkeijin », descendants d’émigrés japonais, sont incités par l’Etat à
revenir pour pallier le manque de main d’œuvre et le vieillissement de la population.
(5) Benjamin Thomas dans le dernier numéro de Positif (n°581-582) analyse la manière dont est traitée la principale métropole du
pays dans le cinéma japonais contemporain : une partie de sa réflexion est consacrée à la place de Tokyo dans Kaïro.
(6) Thématique abordée plus récemment dans le film Tokyo ! sorti en 2008 (segment réalisé par Bong
Joon-ho).
(7) Le rattrapage de point consiste à changer la mise au point de l’image au cours d’un plan, rendant net ce qui était flou et inversement.
(8) Au Japon, le suicide est, pour aller vite, culturellement admis : il est la marque d’un sacrifice honorable afin de prouver sa fidélité, son amour, afin d’expier une ou
plusieurs fautes face à un échec.
Françoise FAUVEL et Eric
POPU